Salma, Yala, 1977-2021

À cette époque, Salma, la sœur de mon père, est tout juste devenue bonne sœur. Elle a obtenu de la paroisse la permission de venir aider son frère à Paris. Mes parents lui ont demandé de passer un peu de temps chez eux afin de garder Yala les premiers mois. Mes parents ne peuvent pas se permettre d’arrêter de travailler. Maintenant que Yala est née, ils ont besoin d’encore plus d’argent. Grâce à son piston au Liban, ma mère a trouvé un poste au centre culturel irakien. L’ambassade irakienne embauchait de nombreux Libanais. C’était l’époque où l’Irak avait les moyens, le centre culturel organisait de nombreuses expositions, l’ambassade organisait des festins dans le jardin où l’ensemble du gratin politique français se croisait.

Quand je vivais au Liban et que je n’en pouvais plus de Beyrouth et des Beyrouthins qui vivaient en vase clos, comme si le monde tournait autour d’eux, je passais souvent voir Salma. Je me réfugiais, dans son couvent situé au cœur de la montagne libanaise. J’admire son quotidien. Elle fabrique du fromage, elle plante des légumes et elle prie. Voilà sa vie. Elle s’émerveille devant le rouge et le jaune des fleurs, le bleu du ciel et elle n’a d’yeux que pour Jésus. Face à son lit sont accrochés une immense croix et un portrait du Christ. Je me demande si elle ne fantasme pas sur lui, s’il lui est déjà arrivé de se toucher en pensant à Jésus. Chaque jour de sa vie, elle s’endort quand même, seule, face à lui.

Ce que j’adore avec Salma, c’est que je peux tout lui dire, tout lui demander. Cette question sur son attirance pour le Christ, je la lui ai déjà posée. Elle m’avait répondu : « Tu es comme ton père ! Le même humour horrible. Mais un jour, tu y viendras à la religion, tu verras. Je le vois dans tes yeux. » Parfois je regarde mes yeux dans le miroir et j’essaie de trouver ce qui dans mon regard m’amènera à croire en Dieu.

Jusqu’à aujourd’hui, les quelques mois que Yala a passés avec notre tante l’ont marquée. Yala croit en Dieu. Avant de conduire, elle fait le signe de la croix. Dans une église, elle s’agenouille et récite les prières à voix haute, parfois elle les hurle et il lui arrive même de pleurer, c’est alors un spectacle formidable. J’adore me rendre dans une église avec elle mais on se voit peu. Yala vit à l’île Maurice dans un appartement face à l’océan. Elle est surfeuse, elle surfe extrêmement bien, elle traverse des vagues immenses avec une aisance qui laisse sans voix. Jeune adolescent, j’allais avec ma mère la voir surfer pendant des heures. Ce sport est le plus beau des sports à regarder. Les lignes que les surfeurs tracent sur l’eau sont comme des coups de pinceaux qu’un peintre applique sur sa toile. Comme on dit dans le jargon des surfeurs, Yala est une puriste. Elle surfe à l’ancienne, sans leash et avec une seule dérive sous sa planche. Souvent des réalisateurs du dimanche viennent la filmer. On peut trouver sur YouTube de nombreuses séquences où des musiques électro-pop atroces accompagnent ses séances de glisse.

Elle gagne sa vie grâce à son compte Instagram suivi par plus de cent mille personnes. Quand je parcours son profil, je suis toujours surpris de ne pas reconnaître la Yala que je connais. Dans la vie, c’est un vrai garçon manqué, alors que sur ses photos elle a l’air si féminine. Chaque jour elle pose avec des maillots une pièce, deux pièces et parfois elle porte seulement un T-shirt blanc mouillé et ses seins transparaissent. Elle a plus de quarante ans mais elle donne l’impression d’en avoir vingt. Un jour, elle m’a expliqué qu’on lui envoyait des vêtements et des accessoires, que ses vidéos étaient sponsorisées donc payées et que la moitié de ses revenus venaient de là. Elle avait ajouté : « Je suis une femme, arabe et chrétienne et qui n’a aucune honte de montrer ses seins. Je suis une cible idéale pour les marques. Je coche toutes les cases. »